Les dossiers de la
cryptozoologie abondent en cryptides qui se distinguent
d'une espèce connue essentiellement par une taille
très supérieure ou très
inférieure. Ce dernier cas est illustré par
les éléphants nains
d'Afrique1.
Mais cela ne semble pas aller toujours de soi, et en
particulier, pas pour les hominidés
inconnus.
Dans son classique "L'homme de
Néanderthal est toujours vivant" (avec Boris F
Porchnev, Plon, 1974), Bernard Heuvelmans se trouve
obligé, pour soutenir l'identification de l'Homme
congelé avec les néanderthaliens, d'argumenter
serré : "Carleton Coon a fait remarquer
notamment que d'après les calculs les plus soigneux
le petit vieillard ratatiné de La Chapelle-aux-saints
mesurait tout de même 1,64m, soit un bon
centimètre de plus que la moyenne des Français
qui vivaient dans la région au moment de son
exhumation ! Si, de nos jours, les jeunes gens de
Brive-la-Gaillarde dépassent parfois 1,80m, les
descendants actuels d'un Néanderthalien comme celui
de La Chapelle-aux-Saints seraient sûrement aussi
grands, voire plus..."
Et c'est essentiellement sur le
critère de taille que l'on a assimilé nombre
d'hominidés reliques d'Asie et d'Amérique au
Gigantopithèque ; ou qu'on refuse d'envisager
une parenté entre les australopithèques
fossiles (tous ramenés arbitrairement à la
taille de Lucy) et tel ou tel cryptide géant, ou
même à taille humaine,
actuel2.
Il semble donc que nombre de
cryptozoologistes, tous (à ma connaissance) adeptes
de l'évolutionnisme, se montrent d'un fixisme
crispé dès qu'il s'agit de la taille et du
poids des hominidés.
Mais que savons-nous de
l'évolution de la taille des animaux, et des
vertébrés supérieurs en particulier ?
Micromutations, loi
de Haeckel et néothénie
A la suite d'Ernest Haeckel
(1834-1919), on distingue deux mécanismes pour
expliquer le sens général des mutations et de
l'évolution. Ces deux mécanismes sont
l'opposé l'un de l'autre, ce qui ne signifie pas
qu'ils soient incompatibles, mais plutôt qu'il s'agit
d'un même processus, réversible.
Le premier, sûrement le plus
général, s'appelle loi de Haeckel. On sait que
plus les individus d'espèces différentes sont
jeunes, plus ils se ressemblent, que les
caractéristiques les plus spécifiques d'une
espèce donnée sont celles qui se
développent les dernières lors de la
croissance. Si on remonte assez, il n'y a plus de
différence entre l'embryon humain et celui de
n'importe quel primate, puis de n'importe quel
mammifère, puis de n'importe quel
vertébré. Donc l'évolution se produit
en prolongeant la croissance et en
l'infléchissant.
Le second processus, dit
"néothénie", est donc l'inverse. La croissance
s'arrête à un stade prématuré,
avec néanmoins des organes génitaux
opérationnels. On explique ainsi classiquement
l'Axolotl, l'évolution du Loup au Chien, ce qui
paraît difficilement contestable, et celle du Singe
à l'Homme, ce qui est une autre histoire (la
thèse de la bipédie initiale, défendue
par ailleurs dans Bipédia, suppose plutôt une
anthropogénèse selon la loi de Haeckel
"directe", ce qui est d'ailleurs le cas le plus
général dans le monde animal).
Ces deux mécanismes,
combinés ou non, semblent devoir produire des
évolutions de taille très progressives,
insensibles, des micromutations. Mais alors il faut en
admettre un troisième.
Macromutations
Si je me réfère
au numéro de "La Recherche" de Juillet-août
1977, les cryptozoologistes les plus chevronnés vont
peut-être se souvenir du fameux article de
référence, faussement sceptique, d'Eric
Buffetaut et Pascal Tassy : "Yéti, hommes sauvages et
primates inconnus" (p 650-662). Mais c'est de l'article
situé juste avant (p 642-649) qu'il s'agit. Il
s'intitule "La crise du darwinisme" et a pour auteur
Sören Lövtrup (professeur à
l'université d'Umea, Suède). Précisons
qu'il n'est pas question pour lui de remettre en cause
l'évolutionnisme, ni même l'idée de
sélection naturelle, mais seulement l'idée,
également darwinienne, que l'évolution se
ferait par "micromutations", donc très
progressivement. C'est précisément sur la
question de la taille, ou plus exactement du poids, qu'il
trouve une faille.
Il donne en exemple les chouettes
et hiboux de l'Europe et de l'Amérique du nord, soit
une bonne trentaine d'espèces, dont la taille varie
de celle d'un moineau à celle d'un aigle. On pourrait
penser que les tailles moyennes respectives de ces
espèces se répartissent
régulièrement entre ces extrêmes. Pas du
tout. Elles se regroupent dans un certain nombre de paliers,
et on passe d'un palier à un autre en doublant
à chaque fois le poids. Bien sûr ce n'est pas
exact au gramme près, il y a aussi des variations
plus discrètes, mais enfin la corrélation est
suffisamment frappante pour ne pas pouvoir être
attribuée au hasard. Entre Glaucidium gnoma ou
Micrathene whitneyi d'une part, Bubo bubo d'autre part, le
rapport et de 1 à 128
(27).
Seul le rapport 8
(23)
n'est représenté par aucune espèce. Il
y a donc 7 paliers avec chacun au moins trois espèces
qui ne s'écartent jamais de plus de 25% du palier
théorique.
On l'avait déjà
constaté pour les diverses espèces fossiles de
chevaux ou de chameaux, mais on pensait qu'il manquait les
intermédiaires, que ce rapport deux était un
hasard.
Ce rapport deux correspond à
un doublement du nombre des cellules. Surtout, il ne peut
survenir que d'un seul coup, en une seule
génération.
On peut multiplier les exemples de
ce passage d'un groupe d'espèces à un autre
groupe d'espèces par doublement ou quadruplement de
poids, à 20% près mais sans
intermédiaire, sans continuité. Rien que chez
les mammifères :
- le Rat noir (Rattus rattus) et ses
200 grammes de moyenne par rapport aux 400 du Surmulot (Rattus
norvegicus).
- le Chacal (Canis
aureatus), 7-13 kgs par rapport au Loup (Canis
Lupus), 30-50 kgs.
- les panthères, jaguars,
pumas, par rapport aux lions et tigres (quadruplement du
poids chez les mâles comme les
femelles).
On peut trouver aussi cela chez les
primates, et même les anthropoïdes, avec le
Siamang (Hylobates syndactylus), deux fois plus lourd
en moyenne que les autres gibbons.
Pourquoi cela est-il si peu connu ?
Pourquoi le nom de Sören Lövtrup n'est-il pas dans
tous les dictionnaires ? On ne peut qu'esquisser des
éléments de réponse. La faculté
de muter en taille (et de muter en général)
n'est pas également répartie entre les
espèces. Certaines sont au même point depuis
des centaines de millions d'années. Surtout, bien des
facteurs (individuels ou spécifiques) influent sur le
poids. L'effet est donc souvent noyé parmi bien
d'autres. De plus, un doublement de poids n'augmente la
taille que d'un facteur 1,26 (racine cubique de deux)
souvent insuffisant pour qu'on ait distingué deux
espèces (Lövtrup a ainsi constaté que les
représentants européens d'une certaine
espèce de chouette étaient deux fois plus
lourds que les américains, que nul n'avait
distingués auparavant).
Dans le cas des chiens,
l'espèce qui a connu les divergences de taille les
plus marquées le plus rapidement, en quelques
millénaires voire quelques siècles (qu'il
s'agisse d'une sélection en partie artificielle ne
change pas le processus), il y a eu en outre des
évolutions morphologiques qui brouillent les
données. Mais si on se penche sur une
sous-variété :
- schnauzer nain : 5-8
kgs
- schnauzer moyen : 12-15
kgs
- schnauzer géant : 30-35
kgs
(fourchettes moyennes
d'après trois ouvrages
spécialisés).
Conclusion et retour aux
cryptides
On aura compris,
j'espère, que le critère de taille n'est pas
aussi décisif qu'on le croit
généralement pour un apparentement à
telle espèce connue par ailleurs, et que par exemple
un néandertalien de 3 mètres n'est
peut-être pas aussi extravagant qu'on le pense.
D'autant que cela peut l'aider à éviter la
concurrence et la persécution des abominables Homo
sapiens sapiens.
Jean Roche
Notes
1 Voir par exemple ISC Newsletter,
printemps 1990.
2 Joly et Affre, "Les monstres sont
vivants", Grasset, 1995.
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