Paléontologie
La paléontologie,
étymologiquement "étude de l'ancien", est une
science récente.
Et l'histoire des sciences montre
qu'aucune ne s'est détachée en un jour des
conceptions antérieures, fondées non sur
l'observation rigoureuse mais sur divers mythes et
spéculations. Au seizième siècle,
Nicolas Copernic s'avisa que la terre tourne autour du
soleil et non l'inverse. Mais il n'en continua pas moins, et
on continua après lui pendant plus d'un
siècle, à expliquer les mouvements des astres
de la façon traditionnelle, faute de mieux. Les
planètes et étoiles étaient
accrochées à des sphères de cristal
emboîtées les unes dans les autres, mues par de
célestes et invisibles engrenages. On pourrait
multiplier les exemples. C'est la nature humaine qui a
"horreur du vide", et qui persiste à
préférer une explication illusoire à
pas d'explication du tout, et à la défendre
même quand les faits la contredisent. C'est un sujet
qui nous
dépasse1.
Qu'on ne regarde donc pas comme
polémiques, ni même critiques, les
considérations qui suivent. Les
paléontologistes peuvent se montrer aussi ouverts que
n'importe quelle catégorie de personnes. Le
professeur Jean Piveteau, de l'Académie des sciences,
auteur d'un monumental traité de
paléontologie, plutôt conservateur mais qui
fait toujours autorité. Or ce savant a reconnu, peu
avant sa mort, la valeur et le sérieux des
investigations de Marie-Jeanne Koffmann sur les almastys du
Caucase. Et on pourrait en citer bien d'autres. Le refus
collectif dont nous parlons n'est pas le fait des seuls
paléontologistes.
Mais s'ils sont (certains d'entre
eux en tout cas) parmi les premiers à montrer une
certaine compréhension de la question, c'est aussi
qu'ils ont été les premiers confrontés
au problème par le biais du passé. Et ils ont
été les premiers à l'avoir
refusé, ou refoulé. C'est pourquoi il faut
bien commencer par eux.
Jusqu'au début du
dix-neuvième siècle, quand on trouvait dans la
terre des os de grande dimension et d'aspect inhabituel, pas
de problème. On les attribuait aux cyclopes, titans,
ou autres géants fabuleux dont toutes les mythologies
regorgent. Ou à des personnages chrétiens dont
la légende avait fini par faire des géants,
comme Saint Christophe, à qui on a attribué
plus d'une dent de mastodonte. Et pas question de remettre
en cause la Bible. Pour cette dernière, toutes les
espèces animales sans exception ont été
créées en deux jours, suivies par l'Homme le
jour suivant.
Et puis ils se sont
multipliés, ces os, et il a bien fallu, non sans
déchirement, envisager une autre hypothèse
explicative. La première qui s'est
véritablement imposée était due au
baron Georges Cuvier (1769-1832). C'était simple,
frappant, et au sens propre "révolutionnaire"
("révolutionniste" serait plus exact, car
c'était aussi "réactionnaire" d'une certaine
façon). Selon ce savant, une série de
cataclysmes, de "révolutions", avait ravagé la
terre, détruisant la faune et provoquant son
renouvellement total ou presque à chaque fois. Mine
de rien, on ne rejetait pas complètement
l'idée de création en quelques jours, et le
déluge biblique pouvait encore s'y glisser. Et
aujourd'hui encore il arrive qu'on parle d'animaux
"d'âge révolu" ou "antédiluviens". Car
les théories éteintes laissent des fossiles
dans le vocabulaire.
Celle de Cuvier a eu valeur de
dogme pendant plus d'un demi-siècle. Elle
n'était pas entièrement
fausse2
à condition de nuancer. Mais pour nuancer il manquait
l'idée d'évolution, contrepartie naturelle de
celle de révolution, et paradoxalement bien plus
"subversive" en l'occurrence. Et le cuviérisme (je ne
sais si le mot a été utilisé, mais il
s'agit bien d'une idéologie) comportait un
défaut fondamental que d'autres os sont venus mettre
en lumière.
Car une bête stupide n'avait
rien compris, le Mammouth. La théorie, donc,
n'admettait pas que l'Homme ait pu coexister avec un animal
"d'un autre âge". Et voici qu'on trouvait de plus en
plus de restes du fameux éléphant velu
associés à des armes de silex, ou encore des
représentations évidentes de mammouths dans
les cavernes. Impossible, scandaleux, et pendant des
décennies on devait nier, voire escamoter, ces
éléments discordants, jusqu'à ce qu'un
nouveau consensus se forme non sans
tiraillements3
autour de l'idée d'évolution, avec
Darwin.
Pour revenir aux fossiles et aux
illusions qu'ils peuvent susciter, savez-vous, de
l'Eléphant ou du Mammouth, lequel est l'ancêtre
de l'autre ? Pour les pionniers de la paléontologie
qui ont décrit ce dernier et lui ont donné le
nom d'"Elephas primigenius", c'est évidemment le
Mammouth qui a engendré l'Eléphant. Or on
s'est avisé ensuite qu'il y avait des
éléphants depuis plus longtemps, que par
ailleurs le Mammouth était plus
spécialisé, plus évolué donc.
Après tout un fils peut bien mourir avant son
père, mais pour les espèces c'était
impensable.
Nous allons voir que ce genre d'a
priori non fondé a été, et est
toujours, particulièrement tenace pour une
catégorie particulière de fossiles. Ce sont
ceux de nos ancêtres immédiats, ou
considérés comme tels (ce n'est pas simple,
nous y reviendrons). Et nous verrons aussi que leur
connaissance a suivi, quelques dizaines d'années plus
tard, le même cheminement que celui des animaux
fossiles : on a d'abord tout nié en bloc,
farouchement. Puis, peu à peu, non sans
hésitations, on les a acceptés. Mais à
la condition expresse qu'ils veuillent bien s'abstenir de
sortir de l'époque, de la strate géologique,
qu'on leur accordait à chacun.
Nos
ancêtres
En 1856, on découvrit dans
une sablière proche du Rhin, en Allemagne, dans un
ravin dit du Neanderthal, une calotte crânienne a
priori humaine, mais très particulière. Le
front était très fuyant, et surplombait de
fortes arcades sourcilières. A vrai dire, ce
n'était pas la première fois : dès le
siècle précédent on avait trouvé
de tels restes. Mais comme si les temps étaient
venus, certains scientifiques osèrent avancer
l'hypothèse qu'il pouvait s'agir d'une "race barbare
ancienne", ayant précédé l'Homme
actuel, et plus proche que lui du Singe.
Cela n'allait pas encore de soi.
D'autres rétorquèrent que c'était
là le crâne d'un idiot. D'autres encore y
virent celui d'un cosaque des guerres napoléoniennes
dont la tête avait été aplatie à
coups de sabres. Certains soutinrent que le poids des
sédiments avait déformé la
pièce.
Plusieurs autres trouvailles
analogues, en Belgique notamment, ne suffirent pas à
ébranler ce mur. Il fallut pour qu'un consensus se
fît à peu près encore une trentaine
d'années, et les squelettes plus complets de Spy et
de La Chapelle aux Saints, entre autres. Il fallut surtout
que l'on eût admis qu'ils étaient encore plus
anciens que les plus anciens restes sapiens connus, comme si
c'était fondamental, indispensable. Autant le dire de
suite, ce n'est plus du tout vrai aujourd'hui : les plus
anciens sapiens connus sont à peu près aussi
anciens que les plus anciens néandertaliens connus,
et la coexistence a duré fort longtemps.
On s'avisa aussi peu à peu
que ce n'était pas là un "chaînon
manquant" idéal. Son cerveau était un peu plus
gros, en moyenne, que le
nôtre4.
Alors, puisque l'idée était lancée, le
Hollandais Eugène Dubois partit chercher ce qu'il
appelait déjà un "pithécanthrope" en
Asie, et il le trouva effectivement dans les sables d'une
rivière javanaise. Le Sinanthrope, très
semblable, suivit, et aussi les diverses espèces
d'australopithèques (tous africains et non pas
australiens comme le suggérerait leur nom), encore un
peu plus "simiesques", à partir des années
20.
Enfin, notons un marginal mal
situé, encore un peu plus ancien et moins humain a
priori, connu seulement par quelques molaires et une
mandibule, le Gigantopithèque. Connu en fait surtout
pour son gigantisme probable, près de trois ou quatre
mètres si le reste du corps est en proportion de ce
qu'on a retrouvé. Passons sur les farouches
résistances et négations que chacune de ces
découvertes suscita en son temps.
Les spécialistes ont
suggéré de remonter encore un peu plus dans le
temps avec quelques autres "pithèques", mais pour
nous cela suffit.
Pour classer toutes ces
trouvailles, une théorie s'est imposée comme
allant de soi. Et elle n'était pas sans
évoquer les bonnes vieilles révolutions de
Cuvier, pourtant mises au rancart depuis belle lurette. Il y
a cinq cents mille à un million d'années, les
australopithèques auraient cédé la
place à "Homo erectus" (terme qui remplace
officiellement celui de pithécanthrope). Ce dernier
aurait gracieusement disparu vers moins deux cents mille ans
pour abandonner la scène aux néandertaliens
("Homo sapiens neandertalensis" pour les uns, "Homo
neandertalensis" pour les autres), lesquels à leur
tour, il y a près de trente-cinq milles ans, se
seraient effacés d'un seul coup devant "Homo sapiens
sapiens" (sic) ou pour les autres "Homo sapiens" (on voit
que notre propre classification n'est pas encore
stabilisée, mais le dernier point de vue semble
prendre actuellement le dessus).
Cette corrélation entre
l'ancienneté et le degré d'humanité des
restes osseux semblait parfaitement établie. On ne se
posait même pas la question. Et on déterminait
l'âge d'après la morphologie, ou l'inverse,
selon que l'une ou l'autre se trouvait la mieux
précisée. En effet il arrive que des restes en
assez bon état se trouvent dans des conditions qui ne
permettent pas la datation, et que des débris
indistincts proviennent de couches géologiques bien
cadrées dans le temps. Supposons que les singes
anthropoïdes (chimpanzés, gorilles,
orangs-outangs, gibbons) aient disparu sans laisser de
descendance et que l'on en ait trouvé alors des
restes fossiles. On leur aurait sans doute attribué,
d'office, plus de trois ou dix millions
d'années...
Et puis à nouveau ils se
sont multipliés, ces os, en même temps que les
études anatomiques et les méthodes de datation
s'affinaient. Et une fois de plus il a fallu procéder
à des révisions déchirantes... qui ne
sont apparemment pas terminées. Car trop souvent les
restes se révélaient beaucoup plus
récents, ou anciens, que la théorie ne
l'admettait. Ce n'étaient pas seulement des
aberrations isolées, et certaines tendances globales
étaient tout aussi déconcertantes, on peut
même dire angoissantes. Dans deux au moins des groupes
considérés, les australopithèques et
les néandertaliens, c'étaient les plus anciens
qui se révélaient contre toute attente les
plus "humains". Les surprises continuent.
C'en est au point que certains
créationistes croient pouvoir triompher : l'Homme ne
descend plus du Singe ? C'est donc que la Bible a
raison, pardi ! En fait, toutes ces "fluctuations" de
la paléontologie ne mettent absolument pas en
question la parenté étroite, plus
étroite même qu'on ne le soupçonnait
naguère, de l'Homme et du Singe. Seulement,
l'ancêtre commun inévitable tend à
s'éloigner du Singe... et à se rapprocher de
l'Homme. On ne sait pas jusqu'où cela ira (voir par
exemple l'article de S. Huet dans Science et Avenir
d'août 1990). Notons que certains scientifiques non
conformistes comme l'Autrichien Julius Kollmann le
prévoyaient depuis près d'un
siècle.
Jean Roche
1 L'ouvrage de
référence sur la question est "La structure
des révolution scientifique" de Thomas S. Kuhn,
Flammarion 1972. Arthur Koestler a aussi soulevé le
problème dans divers ouvrages.
2 En tout cas elle n'a pas fini de
trouver des scientifiques pour la défendre. On
expliquait généralement, dans les
années 1970 la disparition brutale et massive des
dinosaures par un cataclysme planétaire,
provoqué, soit par une météorite
gigantesque, soit par une éruption volcanique
d'ampleur exceptionnelle (les deux pouvant se conjuguer si
l'on suppose que la première a provoqué la
seconde). Depuis, il semble que cette même disparition
ne soit plus jugée aussi brutale. Mais aussi, la
"catastrophe" de la fin de l'ère secondaire (- 65
millions d'années environ) paraît avoir
été bien moins dévastatrice que celle
de la fin de l'ère primaire (- 230 millions
d'années environ).
3 Qui ne sont pas achevés :
le "créationisme" a toujours ses farouches partisans
aux USA et ailleurs. Il reprend même de la
vigueur.
4 La grosseur ou le poids du
cerveau n'est toutefois pas un critère imparable. En
valeur "absolue", celui de la Baleine ou de
l'Eléphant est plus gros que le nôtre, et en
valeur "relative", par rapport au poids du corps, nous
sommes battus par les saïmiris, capucins, et d'autres
singes sud-américains...
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