Une
question-piège est destinée à
embarrasser voire
confondre la personne à qui elle est adressée. Il
y en a deux sortes :
ouverte, la personne visée devrait savoir la
réponse pour justifier ses prétentions et ne la
sait pas forcément (exemple
biblique type, celle qui confond les accusateurs de Suzanne en Daniel
13). Fermée :
elle appelle explicitement une réponse
par oui ou par non, mais le oui et le non sont également
gênants pour la
personne visée. C’est de ce dernier type que
relèvent principalement celles qui
vont nous occuper, toutes adressées à
Jésus dans les Evangiles canoniques.
La femme
adultère
On pense
généralement que les juifs du temps de
Jésus
punissaient l’adultère par la lapidation, et
qu’il s’y est opposé dans un cas
particulier. Or, ce n’est pas ce que dit le texte. On ne le
voit pas du tout,
comme on pourrait l’imaginer, s’interposer en
criant
« arrêtez ! »
et en risquant de recevoir lui-même des cailloux.
Non, on lui demande son avis, respectueusement dans la forme, et
néanmoins
perfidement dans le fond, c’est l’Evangile qui le
dit.
Alors les scribes
et les pharisiens amenèrent
une femme surprise en adultère et, la plaçant au
milieu du peuple, ils dirent à
Jésus : Maître, cette femme a
été surprise en flagrant délit
d'adultère.
Moïse, dans la loi, nous a ordonné de lapider de
telles femmes : toi donc,
que dis-tu ? Ils disaient cela pour l'éprouver,
afin de pouvoir l'accuser.
Mais Jésus, s'étant baissé,
écrivait avec le doigt sur la terre. Comme ils
continuaient à l'interroger, il se releva et leur
dit : Que celui de vous
qui est sans péché jette le premier la pierre
contre elle. Et s'étant de
nouveau baissé, il écrivait sur la terre. Quand
ils entendirent cela, accusés
par leur conscience, ils se retirèrent un à un,
depuis les plus âgés jusqu'aux
derniers ; et Jésus resta seul avec la femme qui
était là au milieu. Alors
s'étant relevé, et ne voyant plus que la femme,
Jésus lui dit : Femme, où
sont ceux qui t'accusaient ? Personne ne t'a-t-il
condamnée ? Elle
répondit: Non, Seigneur. Et Jésus lui
dit : Je ne te condamne pas non plus :
va, et ne pèche plus (Jean 8:3-11).
De quoi espérait-on
l’accuser ? Nulle
part, dans le reste, on ne voit rappeler cette affaire pour lui en
faire grief
(ce sera autre chose pour le « rendez à
César… »). Or, il y aurait eu
matière à l’accuser s’il
avait préconisé la lapidation, selon le
même
Evangile :
Sur quoi Pilate leur
dit : Prenez-le vous-mêmes,
et jugez-le selon votre loi. Les Juifs lui dirent : Il ne nous
est pas
permis de mettre personne à mort. (Jean, 18:31)
Car nulle part il n’est dit que la lapidation pour
adultère s’appliquait encore. Rien
n’interdit de penser que la femme s’en
serait tirée sans dommage même si Jésus
s’était prononcé pour cette peine, que
c’était seulement lui qu’on visait.
Mais
on ne
le voit pas non plus répondre :
« C’est barbare, ça ne se fait
plus,
pourquoi me demandez-vous cela ? ». Un
simple « non »
aurait donc été compromettant pour lui.
Pourquoi ? Pourquoi hésite-t-il
avant de répondre, en écrivant à terre
pour, manifestement, se donner une
contenance ? Quelle autre réponse que la
suivante : il y avait de
sérieuses raisons de le soupçonner, nonobstant
toute sa réputation élaborée par
la suite, de rigorisme et de fondamentalisme, et cela devait faire
partie de
son image auprès de ses partisans ?
Après tout, que peut indiquer d’autre
le fameux :
Car, je vous le
dis en vérité, tant que le ciel et la
terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un
seul iota ou un
seul trait de lettre, jusqu'à ce que tout soit
arrivé (Matthieu, 5:18).
Autorité
Cette fois la réponse de Jésus à une
question-piège
(apparemment ouverte) est… une
question-piège :
Un de ces
jours-là, comme Jésus enseignait le peuple
dans le temple et qu'il annonçait la bonne nouvelle, les
principaux
sacrificateurs et les scribes, avec les anciens, survinrent, et lui
dirent :
Dis-nous, par quelle autorité fais-tu ces choses, ou qui est
celui qui t'a
donné cette autorité ? Il leur
répondit : Je vous adresserai aussi
une question. Dites-moi, le baptême de Jean venait-il du
ciel, ou des hommes ?
Mais ils raisonnèrent ainsi entre eux : Si nous
répondons : Du ciel,
il dira: Pourquoi n'avez-vous pas cru en lui ? Et si nous
répondons :
Des hommes, tout le peuple nous lapidera, car il est
persuadé que Jean était un
prophète. Alors ils répondirent qu'ils ne
savaient d'où il venait. Et Jésus
leur dit: Moi non plus, je ne vous dirai pas par quelle
autorité je fais ces
choses (Luc, 20, 1-8).
Le mécanisme du piège tendu
à Jésus est cette fois
simple : s’il répond tout autre chose que
« du ciel » il perd
toute légitimité. S’il
répond « du Ciel », il
donne prise aux
accusations de blasphème qui seront d’ailleurs
retenues contre lui. L’épisode
suppose que Jésus était en mesure de mobiliser
des forces conséquentes.
Rendez
à
César…
Alors
les pharisiens allèrent se consulter sur les
moyens de surprendre Jésus par ses propres paroles. Ils
envoyèrent auprès de
lui leurs disciples avec les hérodiens, qui
dirent : Maître, nous savons
que tu es vrai, et que tu enseignes la voie de Dieu selon la
vérité, sans
t'inquiéter de personne, car tu ne regardes pas à
l'apparence des hommes.
Dis-nous donc ce qu'il t'en semble : est-il permis, ou non, de
payer le
tribut à César ? Jésus,
connaissant leur méchanceté,
répondit :
Pourquoi me tentez-vous, hypocrites ? Montrez-moi la monnaie
avec laquelle
on paie le tribut. Et ils lui présentèrent un
denier. Il leur demanda: De qui
sont cette effigie et cette inscription ? De César,
lui répondirent-ils.
Alors il leur dit: Rendez donc à César ce qui est
à César, et à Dieu ce qui est
à Dieu. Étonnés de ce qu'ils
entendaient, ils le quittèrent, et s'en allèrent
(Matthieu, 22, 15-22, même récit dans Luc, 20).
C’est bien l’Evangile qui nous dit qu’il
y a question
piège, et question fermée. Classiquement, on
considère que Jésus reconnaît la
légitimité du pouvoir en place et
l’obéissance qu’on lui doit. Cela
soulève
deux problèmes : en quoi y avait-il question
piège ? Pourquoi ne
répond-il pas simplement :
« Oui, bien
sûr ! » ? Les
inconvénients du
« non » sont limpides, les
Romains ne pouvaient plus
différer de s’emparer de ce rebelle. Mais ceux du
« oui » ? La
seule explication concevable est que cela aurait déplu
à ses partisans actuels
ou potentiels. Quelle autre ? Mais ne répond-il pas
« oui »
malgré tout, comme il avait répondu
« non » malgré tout
pour la femme
adultère ? Les rebelles juifs à la
domination romaine, refusaient la
monnaie officielle précisément parce
qu’elle portait l’effigie d’un homme, et
ils
allaient battre la leur sans aucune effigie dès
qu’ils seraient en mesure de le
faire.
Jésus sera d’ailleurs expressément,
selon Luc, accusé
de pousser au refus de l’impôt, et il lui sera
donné de pouvoir se défendre, et
on ne le verra pas s’écrier :
« Mais enfin, quelles sont ces
calomnies ? J’ai dit de rendre à
César… ».
Ils se
levèrent tous, et ils conduisirent Jésus devant
Pilate. Ils se mirent à l'accuser, disant : Nous
avons trouvé cet homme
excitant notre nation à la révolte,
empêchant de payer le tribut à César,
et se
disant lui-même Christ, roi (Luc, 23, 1-2).
Roi ?
Pilate
aussi pose à Jésus une question
fermée. C’est
son rôle, il officie comme juge.
Pilate rentra
dans le prétoire, appela Jésus, et lui
dit : Es-tu le roi des Juifs ? Jésus
répondit : Est-ce de
toi-même que tu dis cela, ou d’autres te
l’ont-ils dit de moi ? (Jean, 18,
33-34).
Donc, ni oui ni non là encore (Dans Luc il se contente
de répondre : « Tu
l’as dit »
ce qui n’est pas non plus
exactement un « oui »). Cela sera
suivi du fameux
« Mon royaume
n’est pas de ce monde », certainement pas
clair pour
Pilate (Jean, 18,
36). Bien sûr, cet épisode tel qu’il est
présenté est invraisemblable. On peut
condamner quelqu’un qu’on sait innocent par
démagogie, Pilate en était
peut-être capable (cela reste toutefois à
prouver), mais
il n’est pas question alors de le déclarer
innocent.
Néanmoins on a encore la séquence question
fermée,
réponse dilatoire.
Pour
conclure
Tous ces pièges ont apparemment un point commun :
une des alternatives du piège aurait compromis
Jésus auprès des Romains, et
d’ailleurs cela semble avoir finalement réussi.
Une question se pose
alors : pourquoi fallait-il y recourir ? Une
dénonciation directe
n’aurait-elle pas été plus
efficace ? Et si Jésus était notoirement
rebelle au pouvoir romain, selon la vieille thèse de
Reimarus, Massé, etc.
pourquoi fallait-il le compromettre ? A supposer que tout cela
représente
le substrat historique débarrassé de la gangue de
tout ce qui a pu être entassé
dessus pour conforter le dogme, ce n’est pas très
difficile à expliquer, même si
bien sûr les certitudes échappent. Les Romains
pouvaient considérer que Jésus
pourrait leur être utile comme roi, ou, sans aller jusque
là, l’utiliser pour
faire pression sur Hérode (même entre
alliés et associés, on a toujours des
choses à se demander, on n’est pas
d’accord sur tout). Quoi qu’il en soit le titulus placé sur la croix
portait bien,
selon les quatre Evangiles, et en trois langues selon l’un
d’entre eux (jean,
19, 19-20) : « Roi des
Juifs ».