ICEMAN : COUP DE THEATRE ?

 

Cet article a été publié dans Bipédia de mai 1998 (les parties en rouge sont des compléments ultérieurs, en particulier le décès de Frank Hansen en 2003). Depuis, rien de fondamental n'est venu en bouleverser les données. Les cas d'éventrations d'animaux sauvages ou domestiques par des bigfoots (pluriel adopté ici car c'est celui de ma principale source) se sont multipliés, et diversifiés, mais sans que cela remette en cause la démonstration. Toutefois, je suis beaucoup moins sûr que les deux espèces (au moins) de bigfoots soient aussi nettement réparties géographiquement. Contrairemement à ce que j'indique, le terme "grassman" n'est utilisé que dans l'Ohio. Les considérations psychologiques recoupent ce que j'ai écrit dans les autres articles, mais je les ai laissées. Sur les découvertes du Nebraska, ou du moins certaines, des précisions que j'ignorais alors se trouvent dans Des fossiles qui n'ont rien compris.

I L'affaire Iceman

 L'"affaire Iceman" est sans doute la plus connue, la plus lamentable aussi, de tout le dossier des hominidés ou hominoïdes inconnus (Yéti, Bigfoot, Almasty, Yowie, etc.). Pendant des années, le cadavre congelé d'un tel hominidé velu a été montré à travers les USA dans une roulotte foraine. Il n'a pu être examiné et photographié qu'à travers la glace. Cela n'a permis aucun consensus, ni au sein de la communauté cryptozoologique, ni a fortiori au sein de la communauté scientifique en général.

 Ceux qui croient à l'authenticité de la pièce admettent généralement, en gros, la thèse de Bernard Heuvelmans1 (qui a pu mener l'étude la plus approfondie) : l'homme congelé, un néandertalien manifeste, venait du Vietnam, où le forain, Frank Hansen, avait servi comme aviateur avant 1965.

 II Quelques événements longtemps sans rapport

Ne craignons pas de "remonter au déluge", cela s'ordonnera dans la suite.

1894 et 1906. On découvre dans le loess du Nebraska des ossements apparemment néandertaliens, récents2. On les considère comme le résultat de malformations individuelles.

 1950. Le Yéti devient "à la mode" après la photographie d'empreintes par Eric Shipton, près de l'Everest.

 1958. Le Bigfoot, ou Sasquatch, le mystérieux géant velu d'Amérique du Nord, devient "à la mode" après les observations de Jerry Crew à Bluff Creek, en Californie du nord.

 A partir de 1958, l'académicien russe Boris Porchnev proclame que le Yéti, le Bigfoot, et de multiples êtres similaires à travers l'Eurasie, sont des néandertaliens3.

 1967. Iceman entre dans l'actualité, discrètement d'abord.

Juillet 1970. Après diverses péripéties déroutantes, Hansen publie un article4 où il affirme avoir tué pour se défendre Iceman, au cours d'une partie de chasse dans le nord du Minnesota. Absolument personne ne le croit. Outre qu'il s'est déjà beaucoup contredit, outre qu'un bigfoot dans cette région est impensable à cette époque, outre qu'Iceman ne ressemble pas au signalement classique du Bigfoot, le récit comporte des détails aberrants. Ainsi, le futur congelé et deux de ses congénères dévoraient un cerf d'une manière incroyable, jamais vue chez aucun prédateur : ils lui avaient ouvert le ventre, en avaient sorti les tripes, et "écopaient le sang".

 1972. John Napier publie son livre classique5 sur le Bigfoot, où il suggère qu'il y pourrait y avoir deux espèces bien différentes de bigfoots, au vu des témoignages et surtout des moulages d'empreintes. Il n'est pas suivi.

1978. Un homme voit un bigfoot tuer et emporter un cerf dans le Montana6 . On ne le saura que plus tard.

Fin des années 1970. On signale de plus en plus de bigfoots dans le Nord-Est, en majorité dans une zone à cheval sur la Pennsylvanie et l'Ohio (donc une région particulièrement incroyable vu la densité de la population, mais les forêts et marécages n'y manquent pas)7 .

1992-1994. Matt Moneymaker8 (sûrement le plus dynamique des "bigfooters" de la deuxième génération) reçoit de ses informateurs dans l'Ohio (où lui-même réside) des rapports insistants sur des cerfs tués, ou leurs dépouilles dérobées à des chasseurs, par des bigfoots. Il enquête, et retrouve de nombreux cadavres de cerfs (dans l'Ohio, la Pennsylvanie, le Wisconsin...). Ces cadavres n'ont apparemment pas été dévorés. Ils sont éventrés et les tripes en ont été sorties, mais non consommées... Moneymaker est bien près de croire à une explication "ufologique" ou "paranormale".

C'est son épouse, médecin et fille de vétérinaires, qui la première a l'estomac assez solide pour y regarder de plus près. Le foie des cerfs a été prélevé. Notre chercheur s'avise que cela se passe toujours en automne. Le foie est la meilleure source possible de graisses et de vitamines essentielles pour affronter l'hiver.

C'est en automne que Hansen a situé sa fatidique partie de chasse. L'extraction manuelle du foie ne peut que ressembler visuellement à un "écopage du sang" (s'il ne s'agissait que de boire le sang, il serait absurde de jouer les Jack l'éventreur). Un détail diverge légèrement : c'est seulement dans le récit de Hansen que les entrailles sont dispersées à travers toute une clairière. Partout ailleurs, elles sont entassées. Mais on peut supposer que les trois créatures se sont exceptionnellement disputées ou amusées (elles en auraient d'ailleurs perdu la légendaire prudence des bigfoots, puisqu'elles se sont laissées surprendre par un chasseur).

Les bigfoots de l'Ohio et des autres états riverains des Grands Lacs sont souvent décrits comme plus "humains" d'aspect que le classique Bigfoot de l'ouest à tête de gorille. Le terme spécifique de "grassman" tend à les designer. Certains croquis de témoins rappellent très fortement "Iceman". L'environnement du nord du Minnesota est le même que celui de ces "grassmen", forêts et marécages, en bien moins peuplé.

1995 Hansen déclare dans une interview à Fortean Times. Il explique que le "propriétaire", a récupéré le cadavre et qu'il ne souhaite pas devenir "l'homme qui a démoli le récit de la Création dans la Genèse".

2003, décès de Hansen, sa famille explique que le "propriétaire était le célèbre acteur James (Jimmy) Stewart, également décédé.

III Un peu de psychologie pour conclure

Revenons donc à la "version Saga". Bien sûr, on peut concevoir que Hansen se soit inspiré d'une aventure arrivée à quelqu'un d'autre, et qui n'aurait été connue que localement. Mais enfin, la balance penche en faveur de l'authenticité. Les autres versions qu'il avait proposées sur l'origine du cadavre (un iceberg, Hongkong, un fournisseur local...) étaient moins circonstanciées. Et surtout, elles n'ont reçu aucune espèce de confirmation.

Comment expliquer l'attitude générale de Hansen, ses voltes-faces, ses contradictions multiples ? Heuvelmans le décrit comme un "homme simple qui vit très simplement", cultivé, aimable, parfois farfelu, mais apprécié de son entourage. Ni une crapule, ni un malade mental. Un homme sans histoire, ou plutôt un homme d'une seule histoire ! Un "lunaire"9. Il avait une peur panique d'être poursuivi en justice, et ce n'était pas un délire (la seule détention non autorisée d'un cadavre humain pouvait le conduire en prison). Il proposait de céder son exhibition à une condition expresse : une garantie d'impunité... qu'il n'a jamais obtenue.

Surtout, on ne côtoie pas impunément un être, mort ou vif, qui n'est ni totalement humain ni vraiment animal. Il y a là un
"double bind"10 redoutable . Les dossiers des hominidés inconnus sont remplis de gens qui ont souffert de troubles mentaux, ou au moins d'angoisse, après en avoir simplement observé un, sans autre complication. Alors ce pauvre Hansen...

Mais précisément, ce "double bind" n'est-il pas LA CAUSE ESSENTIELLE de l'échec chronique des recherches dans ce domaine, de cette sorte de névrose d'échec collective (je ne prétends pas y échapper) qui frappe les chercheurs de yétis, bigfoots, etc. les empêchant de fournir enfin LA PREUVE qui décrocherait le consensus de la communauté scientifique ?

Jean Roche

Notes

1 Voir le classique : Boris Porchnev et Bernard Heuvelmans "L'homme de Neandertal est toujours vivant", Plon, 1974.

2 Idem, p 147.

3 Idem, première partie.

4 "Saga", New York, juillet 1970.

5 "The Yeti and Sasquatch in myth and reality", Dutton and co, 1972.

6 Cryptozoology, vol 11, page 111.

7 Voir le classique : John Green, "Sasquatch : the apes among us", Hancock house, Canada, 1981.

8 Toutes les informations qui suivent ont été recueillies sur son web, facile à trouver en utilisant comme moteur de recherche "cryptozoology", "sasquatch", etc.

9 Hansen correspond bien, par son visage, à cette catégorie de la physiognomonie traditionnelle comme de la morpho-psychologie moderne. Le "lunaire" est rêveur, pas courageux ni combattif, mais créatif, plein de ressources... notamment pour se tirer de situations critiques par les biais les plus inattendus.

10 Un double bind, c'est le fait d'exiger de la volonté d'une personne quelque chose qui n'en dépend pas, ou plusieurs choses inconciliables. Si cette personne intériorise durablement l'exigence, les conséquences sont redoutables. Un enfant, par exemple, qui intériorise l'injonction d'être heureux alors qu'il se sent malheureux deviendra dépressif chronique. L'injonction de croire ce dont on peut constater la fausseté fait les schizophrènes. L'injonction de s'endormir sur commande fait les insomniaques. Voir les travaux de l'école de Palo Alto (Bateson, Watzlawick, etc.). Nous avons tous intériorisé, très tôt, des normes de comportement et une éthique à respecter vis-à-vis des autres humains, et d'autres normes et une autre éthique vis-à-vis des animaux.

Jean Roche

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